jueves, 19 de abril de 2012

Pays complets, pays en construction


Nos vieux pays, parce qu’ils semblent si « complets », ne nous font-ils pas perdre de vue que le développement et le progrès ont un sens concret ?


J’ai voyagé il y a quelques années en Inde et pris le train ordinaire, le « sleeper », entre Delhi et Agra. Peu après, de passage à Paris, je remarquais les vitres de trains griffées par des tagueurs. Je suppose que grâce aux progrès des peintures et des techniques de nettoyage, on parvient à effacer les graffiti faits à la peinture et que la rayure des vitres est le nouveau moyen de laisser sa marque. Par contraste, les trains indiens sont vieux, déglingués, usés, mais je ne me rappelle pas y avoir vu de graffiti.

Mon propos n’est pas de dénoncer le laxisme de notre société, qui serait le fruit de notre satiété. Risquons une autre réflexion. En voyant les zébrures sur les carreaux des trains parisiens, j’ai l’intuition que leur auteur prend le train pour un objet qui va de soi. C’est-à-dire un objet extérieur à lui et comme éternel, et qui donc supportera bien un coup de clé (ou de silex, ou de l’objet de gravure en question). Le train, en d’autres termes, serait banalisé au point de ne plus mériter le respect (je laisse de côté la question de l’agressivité qui est probablement un autre composant nécessaire).

Ce manque de respect pour les objets qui vont de soi peut concerner tout équipement public, et peut même s’appliquer à des services, comme la Santé ou la protection des personnes et des biens. Je fais l’hypothèse qu’il en va tout autrement en Inde et que, par exemple, l’idée de s’attaquer à des pompiers, comme il arrive parfois en France dans certaines banlieues, y serait inconcevable.

Que l’on me comprenne, je ne fais pas le procès de la société d’assistance contre la société de responsabilité personnelle (ou la société d’assistance étatique contre l’assistance interpersonnelle). Remarquons seulement que nous tendons à nous comporter comme si ces équipements et services publics (le train, le banc, la sécurité sociale, le ramassage des déchets, etc.) allaient de soi et d’une certaine façon nous préexistaient.

L’Inde, dans son chaos, nous rappelle que rien ne préexiste. La route a été asphaltée, du verbe asphalter, c’est-à-dire qu’un ensemble de personnes l’ont voulue et y ont travaillé. Chaque rail du train a été posé, là où auparavant il n’y avait rien, et où, sans entretien, il n’y aura bientôt plus rien non plus.

On l’oublie dans un pays comme la France, qui semble si bien fini, où tout l’espace a depuis longtemps été domestiqué et transformé par l’homme. Cette impression de « pays complet », on l’a en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe (en Espagne, où je vis, pas partout, surtout quand on s’écarte des villes). Au Japon, c’est poussé à l’extrême : on sent que tout a été soigneusement poli et façonné, en suivant comme un ordre nécessaire.

Mais on n’a pas cette impression aux Etats-Unis. Sorti des quartiers d’affaire ou résidentiels huppés, la sensation qui prévaut est bien celle d’un territoire en construction. Je me souviens de Pierre, pourtant capitale de son Etat (le Dakota du sud). On voit nettement le point où la rue cesse d’être rue pour devenir chemin creux parce que jusqu’alors il n’y a pas eu le besoin de transformer l’espace plus avant. L’architecture évidemment joue un rôle. Dans un village américain, les maisons et les boutiques sont construites en bois. Elles vieillissent vite et les constructions abandonnées marquent de façon palpable la lutte de l’homme contre la nature et le temps.

Cette sensation de territoire en construction, et même en conquête, conditionne sans doute bien des choses. D’abord un sens de la responsabilité : les biens publics dont on dispose dépendent de notre effort (et de notre argent, ce qui explique que l’on soit plus exigeant envers la dépense publique). Peut-être aussi un sens de la solidarité plus concret qu’en Europe, parce que l’entraide doit d’abord être locale. Sans doute aussi une attitude plus ouverte envers l’immigrant, car celui qui vient s’installer, qui vient défricher, ne vient pas concurrencer les anciens habitants, mais au contraire, par son travail, contribue à la richesse collective. (Relatant, au début de ses Mémoires, ses souvenirs de voyage dans l’ouest canadien, Jean Monnet développe cette idée). Peut-être enfin une certaine modestie devant les éléments et, pourquoi pas ? devant Dieu.

Quel message en tirer ? Prêcher la réduction du rôle de l’Etat n’est pas de saison. Prendre conscience de la fragilité de nos modes de vie si élaborés et s’en effrayer n’apporte rien. Au contraire, pouvons-nous retenir le message optimiste des pionniers ? Même quand l’espace est rempli (ce qui en France est d’ailleurs loin d’être le cas), les possibilités sont infinies. Une bouche supplémentaire, c’est aussi un cerveau qui va prendre des initiatives et contribuer à ce que tous vivent mieux. Indépendamment de la crise macroscopique, nous pouvons à long terme avoir confiance dans les initiatives microscopiques du monde réel.

1 comentario:

  1. D'où l'énorme importance de la transmission et de l'éducation, ainsi que tes dernières phrases le suggèrent.
    Mais aussi de la solidarité et de la conscience de soi, puisque le niveau local, c'est nous et les autres ensemble.
    s.

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