lunes, 30 de mayo de 2022

Il n'y aura pas de fraise pour vous

 Vision désabusée sur les jardins partagés, les kiosques à livres, etc.


Peut-être y a-t-il chez vous, comme dans le parc près de chez moi, un jardin partagé. Au printemps dernier, des bénévoles y ont planté quelques pieds de tomates, des fèves, des choux et des fraises. En passant près du jardin, c'est avec enthousiasme que j'ai regardé jour après jour les fraisiers fleurir, puis les fraises apparaître et passer du jaune au blanc puis au rose. Puis, bien sûr, plus rien. Jamais une fraise rouge à me mettre sous la dent. J'ai espéré me rattraper avec les abricots du verger collaboratif qui est près de mon travail. Mais, même résultat, dès que les fruits sont passés du vert clair au jaune pâle, ils ont disparu.

J'aurais aimé goûter au moins un fruit (j'aime tant les fruits), communier au partage, puisque ce sont des jardins partagés. J'ai cru jouer de malchance, mais, renseignements pris dans mon entourage, c'est général : il n'y a de fraise pour personne.

A la réflexion c'est compréhensible. La raison ne tient pas exactement au phénomène de "tragédie du commun", qui fait que les biens partagés sont souvent l'objet de désintérêt ou d'abus. Il s'agit plutôt d'égoïsme par récurrence.

En mathématiques, la récurrence est une forme de raisonnement qui consiste à tenter de prouver que si une propriété est vraie jusqu'à un certain point, alors elle est également vraie jusqu'au point suivant. Si on arrive à prouver cela, alors la propriété est toujours vraie.

Dans le cas des fraises, imaginez qu'un dimanche les fraises soient presque mûres, que demain elles seront parfaites. Il vous faut alors vous empresser de les récolter toutes, sinon demain il n'y en aura plus. Mais s'il en est ainsi, c'est le samedi qu'il faut les cueillir, car sinon quelqu'un tiendra le même raisonnement que vous le dimanche et vous prendra de vitesse. Mais s'il en est ainsi, c'est le vendredi qu'il faut les cueillir, et ainsi de suite. Finalement, la seule façon de profiter d'une fraise est de la cueillir bien trop tôt, avant que quiconque s'imagine qu'elles seront bientôt mangeables.

L'idée généreuse d'origine s'échoue contre les rochers de la logique.

Je suis de même très sceptique envers les kiosques à livres qui fleurissent en France depuis quelques années. On peut venir y déposer un livre, ou parcourir les étagères pour choisir gratuitement un livre déposé par autrui.

Je n'ai rien contre la lecture, je suis même un lecteur vorace. Mon doute provient, pour tout ce que j'ai pu observer, de la piètre qualité des ouvrages qu'on y abandonne. Certes les goûts diffèrent, et un objet sans intérêt pour l'un sera pour l'autre un trésor recherché. Mais le relativisme a ses limites, il y a quand même une notion de qualité en littérature. Or il y a tellement de bonnes choses à lire, tant de chefs d'œuvre que les limites d'une vie ne nous permettront que de les effleurer, qu'il est criminel de perdre son temps avec des médiocrités, et pire encore de les propager dans les kiosques à livres. Un mauvais livre doit été activement retiré de la circulation, pas refilé à un innocent.

Ressaisissons-nous. Comme disait Luther, rien de ce qui est humain n'est entièrement bon ni entièrement mauvais. Le pessimisme ne doit pas nous entraîner. Faisons en sorte que les idées de partage des fruits et des livres nous inspirent et nous rendent plus sensibles au don. La prochaine fois, nous nous réjouirons pour le passant qui a eu la fraise avant nous. Nous compterons aussi sur le fait que ces initiatives rendront l'humanité meilleure, que l'on aura peu à peu la sagesse de ne cueillir qu'une fraise, pas tout le buisson, pour la joie que le suivant en profite aussi. Et la sagesse de déposer au kiosque notre livre préféré, le meilleur, celui qui nous a transformé, pour disséminer ses fruits délicieux.