Nos vieux pays, parce qu’ils semblent si
« complets », ne nous font-ils pas perdre de vue que le développement
et le progrès ont un sens concret ?
J’ai voyagé il y a quelques années en Inde et pris le
train ordinaire, le « sleeper », entre Delhi et Agra. Peu après,
de passage à Paris, je remarquais les vitres de trains griffées par des
tagueurs. Je suppose que grâce aux progrès des peintures et des techniques de
nettoyage, on parvient à effacer les graffiti faits à la peinture et que la
rayure des vitres est le nouveau moyen de laisser sa marque. Par contraste, les
trains indiens sont vieux, déglingués, usés, mais je ne me rappelle pas y avoir
vu de graffiti.
Mon propos n’est pas de dénoncer le laxisme de notre société,
qui serait le fruit de notre satiété. Risquons une autre réflexion. En voyant
les zébrures sur les carreaux des trains parisiens, j’ai l’intuition que leur
auteur prend le train pour un objet qui
va de soi. C’est-à-dire un objet extérieur à lui et comme éternel, et qui
donc supportera bien un coup de clé (ou de silex, ou de l’objet de gravure en
question). Le train, en d’autres termes, serait banalisé au point de ne plus
mériter le respect (je laisse de côté la question de l’agressivité qui est
probablement un autre composant nécessaire).
Ce manque de respect pour les objets qui vont de soi peut
concerner tout équipement public, et peut même s’appliquer à des services,
comme la Santé ou la protection des personnes et des biens. Je fais l’hypothèse
qu’il en va tout autrement en Inde et que, par exemple, l’idée de s’attaquer à
des pompiers, comme il arrive parfois en France dans certaines banlieues, y serait inconcevable.
Que l’on me comprenne, je ne fais pas le procès de la
société d’assistance contre la société de responsabilité personnelle (ou la
société d’assistance étatique contre l’assistance interpersonnelle). Remarquons
seulement que nous tendons à nous comporter comme si ces équipements et
services publics (le train, le banc, la sécurité sociale, le ramassage des
déchets, etc.) allaient de soi et d’une certaine façon nous préexistaient.
L’Inde, dans son chaos, nous rappelle que rien ne
préexiste. La route a été asphaltée,
du verbe asphalter, c’est-à-dire qu’un ensemble de personnes l’ont voulue et y
ont travaillé. Chaque rail du train a été posé,
là où auparavant il n’y avait rien, et où, sans entretien, il n’y aura bientôt
plus rien non plus.
On l’oublie dans un pays comme la France, qui semble si
bien fini, où tout l’espace a depuis longtemps été domestiqué et transformé par
l’homme. Cette impression de « pays complet », on l’a en Allemagne et
dans d’autres pays d’Europe (en Espagne, où je vis, pas partout, surtout quand
on s’écarte des villes). Au Japon, c’est poussé à l’extrême : on sent que
tout a été soigneusement poli et façonné, en suivant comme un ordre nécessaire.
Mais on n’a pas cette impression aux Etats-Unis. Sorti
des quartiers d’affaire ou résidentiels huppés, la sensation qui prévaut est
bien celle d’un territoire en construction. Je me souviens de Pierre, pourtant
capitale de son Etat (le Dakota du sud). On voit nettement le point où la rue
cesse d’être rue pour devenir chemin creux parce que jusqu’alors il n’y a pas
eu le besoin de transformer l’espace plus avant. L’architecture évidemment joue
un rôle. Dans un village américain, les maisons et les boutiques sont
construites en bois. Elles vieillissent vite et les constructions abandonnées marquent
de façon palpable la lutte de l’homme contre la nature et le temps.
Cette sensation de territoire en construction, et même en
conquête, conditionne sans doute bien des choses. D’abord un sens de la
responsabilité : les biens publics dont on dispose dépendent de notre
effort (et de notre argent, ce qui explique que l’on soit plus exigeant envers
la dépense publique). Peut-être aussi un sens de la solidarité plus concret
qu’en Europe, parce que l’entraide doit d’abord être locale. Sans doute aussi
une attitude plus ouverte envers l’immigrant, car celui qui vient s’installer,
qui vient défricher, ne vient pas concurrencer les anciens habitants, mais au
contraire, par son travail, contribue à la richesse collective. (Relatant, au
début de ses Mémoires, ses souvenirs
de voyage dans l’ouest canadien, Jean Monnet développe cette idée). Peut-être
enfin une certaine modestie devant les éléments et, pourquoi pas ? devant
Dieu.
Quel message en tirer ? Prêcher la réduction du rôle
de l’Etat n’est pas de saison. Prendre conscience de la fragilité de nos modes
de vie si élaborés et s’en effrayer n’apporte rien. Au contraire, pouvons-nous
retenir le message optimiste des pionniers ? Même quand l’espace est
rempli (ce qui en France est d’ailleurs loin d’être le cas), les possibilités
sont infinies. Une bouche supplémentaire, c’est aussi un cerveau qui va prendre
des initiatives et contribuer à ce que tous vivent mieux. Indépendamment de la
crise macroscopique, nous pouvons à long terme avoir confiance dans les
initiatives microscopiques du monde réel.