lunes, 16 de diciembre de 2024

Gestes de l'Inde

Bien sûr on incline brièvement la tête sur le côté pour dire oui, on dodeline un peu plus longuement pour dire non. Mais observez un peu et vous remarquez d'autres gestes. 

Au temple du Taureau à Bangalore, j'ai l'impression que chaque fidèle a un rituel personnel. Tel agite la main pour attirer vers son visage la fumée du cierge. Un autre fait tourner dans sa paume puis hume la tisane sacrée que le prêtre a versée. On frotte telle ou telle partie de la statue. Et cette femme fait interminablement des tours sur elle-même. Enfin, dans la cohue pour faire bénir les objets qu'on a apportés (fruits, fleurs, faire-part de mariage), les gestes subtils pour attirer l'attention d'un des prêtres, sans piétiner tout de même les gens autour de soi- nous sommes au temple. Je me demande si on reprend les faire-part ou s'ils restent ici, pour que les divinités se sachent invitées. 

Les offrandes à consacrer, vous les avez achetées au tentaculaire marché aux fleurs souterrain, un hectare surpeuplé de logettes lugubres, mais riches de fleurs multicolores, et sentant bon les feuilles du géranium parfumé. Dans les passages d'entrée, sombres cavernes, les femmes enfilent prestement les dahlias en guirlande. Pour la vente, les fleurs sont pesées à toute vitesse. Les guirlandes, elles, se vendent au mètre. Elles sont lovées en spirale et le marchand déroule des longueurs. Quand la cliente l'arrête, il continue encore un peu. Comme à Toulouse on couperait la saucisse, il tranche la guirlande. Puis il la déroule à nouveau en sens inverse pour recompter. Cette fois, le geste du bras et du coude est métré, et les spectateurs scandent avec lui le compte des tours.

Autour du marché aux fleurs s'agglutinent les marchands de fruits et de légumes. Ce vendeur soutient d'urgence sa montagne de bouquets de coriandre, qui commence à se lézarder.

Toutes ces marchandises, ces légumes, ces cartons pliés, ces jouets, il faut les porter, sur l'épaule, sur la tête, en paniers, en brassées, en ballots lourds, lourds (même ceux de fleurs).

Impatient que son père paie le colporteur de glaces, ce petit garçon se hausse et sait déjà faire jouer le loquet qui ferme le compartiment isotherme. 

Plus loin encore, dans les rues encombrées d'une foule inimaginable, qui coule comme de l'eau autour de quelques motos ou triporteurs obstinés, on vend des gamelles pantagruéliques, des textiles, des babioles. Les marchands de ceintures font claquer le cuir pour attirer votre attention. 

Le mendiant que je croise sur le trottoir m'arrache un sursaut en faisant claquer la lourde tresse chargée de peinture écarlate qu'il fait danser comme la queue d'un diable. 

A table, à la cantine de l'usine Volvo, cet ouvrier pressé malaxe en expert le riz et la sauce pour former des grosses boulettes qu'il enfourne sans que les doigts touchent sa bouche. Puis il se secoue sèchement la main pour faire tomber l'essentiel des grains qui sont restés collés, et recommencer.

Ici on fait à la main. Sur une table au fond du restaurant Palle Vindhu, rouler le pan dans des feuilles vertes et luisantes. Aux postes de garde des usines, tracer à la main la réglure du registre des entrées. Sur les murs, peindre à la main les réclames, même pour affirmer, en lettres jolies mais un peu de guingois: "Engineered for performance".

Même ne rien faire est un geste. Au temple, on choisit des costauds impassibles, drapés torse à-demi nu dans une toge blanche, pour tenir les plateaux où vous n'oserez pas ne pas déposer votre offrande.

domingo, 26 de mayo de 2024

Je n'ai pas besoin de savoir le nom de la vache


Il me semble que l'épidémie a commencé avec le cinéma. En plus du nom des vedettes et du metteur en scène, on tint à nous faire savoir qui avait créé la musique,  les décors et les costumes. Je veux encore bien admettre l'hommage rendu à ces créateurs. Mais l'inflation galope et les génériques de film nous détaillent à présent jusqu'au nom du dernier stagiaire, ou du cuisinier personnel de l'acteur vedette. Quand le film contient des effets spéciaux numériques, les effectifs mobilisés sont si colossaux qu'il faut remplir des minutes entières d'écran pour les citer tous, en lettres microscopiques. Comme avec toute inflation, la valeur de la monnaie fond en conséquence : ayant promis à chacun son quart d'heure de gloire, on ne lui en accorde qu'une milliseconde. Allez au théâtre et, de même, à la fin du spectacle, les acteurs seraient mortifiés s'ils oubliaient de rendre tribut, par une arabesque de la main vers les cintres ou le lointain, au labeur des sans-grade qui ont manipulé les projecteurs ou la sonorisation.

On excusera bien sur le narcissisme des professions de la scène. Les moments extraordinaires qu'ils nous procurent justifient qu'ils nous regardent hardiment en nous disant: "oui, c'est nous,  c'est bien nous, qui avons fait cela!"

Mais l'économie de la gloriole, exacerbée par internet, se répand vers les professions les plus inattendues. Je ne fais pas allusion à l'étrange métier d'influenceur, homme-sandwich du numérique, qui croit porter une voix personnelle quand il est en fait l'outil remplaçable des agences de publicité multinationales.

Je veux parler de la floraison, dans le commerce, des portraits de producteur de légumes, de viande ou de fromage. On nous dit le nom du paysan et de son village, on nous fait voir son portrait, en tenue rustique mais propre, c'est-à-dire en chemise à carreaux impeccable, à défaut en pullover de laine à côtes de couleur naturelle. Pour peu on nous mentionnerait le nom de la vache ou de la chèvre elle-même.

Pourquoi cet affichage me repousse-t-il au lieu de m'attirer ? Je me sens coupable. Je sais bien que je devrais communier à l'intimité authentique et écologique que m'offre la réclame, mais, walou, je n'arrive pas à m'intéresser. Je sais choisir une belle betterave au marché, et le prénom de son cultivateur m'est parfaitement indifférent. Mais, au-delà, je crois que je suis rebuté par l'artificialité de la mise en scène. J'abhorre les publicités qui exploitent le code de l'authenticité en mettant en scène des personnes ordinaires (la mère de famille nombreuse pour la lessive, la grand-mère fragile mais souriante pour le dentifrice), alors que, comme dans toute publicité, il s'agit d'acteurs et, même quand les personnes sont réelles, que le moindre détail a été soigneusement fabriqué.

Dans le cas du portrait de l'éleveur ou du cultivateur, je crois que le mal est encore aggravé par l'incapacité des médias à représenter correctement les choses de la terre. Je sais à quoi ressemble une ferme (et comment ses occupants s'habillent) et je ne supporte plus les scènes de film qui accumulent les clichés des chandails en laine brune, des vastes bols de café au lait, de la note de couleur apportée par un carré de potirons, ou des paysans qui ratissent en arrière-plan d'un air absent. Ma double culture de la ville et de la campagne me joue des tours : la photo du cultivateur fier de sa récolte, qui devrait unifier les deux rives, sonne finalement pour moi doublement faux.

domingo, 4 de febrero de 2024

En Inde encore - Vignettes et conclusions définitives

Le baobab sur la colline 

On se déchausse en arrivant à la plate-forme de ciment qui l'entoure. C’est un arbre sacré, donc sensible. Si on agite en rythme le moignon d'une branche basse, poli par le toucher, alors c'est tout l'arbre qui vibre, jusqu'aux petits rameaux de l'autre côté.

Friandises en boîtes carrées 

Spécialité aux étals d'Orchha: une friandise qui ressemble à une sorte de halwa, mais qui pourrait être aussi faite de semoule. On la moule en forme de seau, et à la surface on incruste des amandes et des noix de cajou en motifs. On roule aussi la substance en petits fours. Je n'ai pas osé goûter: tout cela est malaxé à la main, et la substance me semble trop facile à réemployer d'un jour sur l'autre. 

On en vend aussi des petites boîtes carrées à couvercle rouge. Depuis la vitre du taxi, j'avais repéré sur la grand route des motos qui en étaient chargées. Il faut les apporter au temple de Ram, immense et blanchi, bâti comme un palais moghol. Quand vient votre tour, le prêtre au front orné d'un auguste signe blanc ouvre la boîte, en tripote rapidement le contenu, et vous la rend. Un autre prêtre asperge les enfants qui en font la demande. 


Rivière - à Orchha

Inédit en Inde: une rivière. Il y coule une belle eau claire, qui s'élance rapide entre les roches. Pas le potage vert ni les océans de plastique que j'avais vus jusque là. Une foule joyeuse se baigne en sous-vêtements, se savonne et barbote. Depuis le pont de la route, je vois ce jeune homme qui marche à quatre pattes sur les rochers comme une araignée, plié en deux, jambes et bras raides. C'est un estropié, ses jambes n'ont pas la force de porter son poids. On ne dirait pas un mendiant, simplement qu'il accompagne ses amis. 

Au milieu du gué, un couple égrène dans le flot des miettes infimes d'une pâte blanche, à rythme régulier, chaque seconde à peu près.


La flèche dans le mur

Un panneau indique la direction pour se rendre au grand baobab. On ne plus y aller: le propriétaire du champ, sans doute lassé du va-et-vient des motos, a muré le périmètre. Mais il n'a pas osé démonter ce panneau officiel, alors le mur encastre le panneau.


Savons à transfert

Au petit marché permanent à l'entrée du slum, un camelot accroupi présente son article. Il vend des petits carrés rouges, de trois centimètres, d'un savon magique. On en enduit une feuille de papier ou même un torchon, puis on dépose une photo de vedette découpée dans le journal. Ensuite il faut frotter soigneusement la surface, par exemple en roulant un mince flacon de verre.  Détachez le morceau de journal: l'image est transférée. Pas un applaudissement, pas un murmure, pas une vente. Je suis désolé pour lui, j'espère qu'il n'est pas lui-même la victime d'une escroquerie, qu'on ne lui a pas vendu ce stock comme l'occasion de commencer sa fortune. 


Style Poudlard

Les édifices publics de Bombay de l'époque coloniale sont bâtis dans un style qu'on ne peut appeler que "Harry Potter", c'est-à-dire un néo-gothique anglais en format colossal. L'université de Bombay (mais aussi le décrépit Wilson College), peuvent servir de décor à un tournage sans besoin de travaux ni d'effets spéciaux. Sur le front de mer, on trouve aussi des immeubles d'habitation art déco, tendance cubique.


On construit

Bien sûr le nouveau métro est percé à l'aide de grosses machines, mais la petite construction perpétue ses outils modestes.  Échafaudages en quadrillage de bambous ou de branches. Marteau pour casser des briques en petits morceaux. Bassine que les femmes portent sur la tête pour déplacer un tas de sable ou de ciment. Ou ce crible à sable qu'un couple tient horizontal et fait basculer d'avant en arrière en rythme.  

Au Jantar Mantar, on repeint les rambardes en brun avec un chiffon (donc avec les doigts).


Habitats

Le slum est simplement indescriptible. 

D'abord on y voit une sorte de petit marché, où l'on peut acheter tout le nécessaire dans des échoppes qui font la taille de leur porte, ou auprès de charrettes, voire à même la bassine. Comme bien des villes, le slum est entouré de sa zone commerciale. Puis la ruelle se resserre. Vous arrivez au réduit où d'un commun accord les motos se sont rangées pour la nuit, car il n'y a pas l'espace pour se faufiler plus avant (les vélos eux le tentent, contre toutes les lois de la géométrie). Au-delà, la lumière ne pénètre plus. Les premiers étages sont bâtis en léger porte-à-faux, annulant tout espace d'un côté à l'autre du passage. Les maisons sont construites en parpaings et en tôle, trois mètres sur trois, avec un étage, parfois deux. Il n'y a bien sûr pas de place pour des escaliers, on accède par des échelles en fer impossiblement raides. Les enfants montent et descendent, surgissent de cavernes inattendues. Il n'y a pas de plan, les maisons ont poussé indépendamment de leurs voisines, cette petite cité n'a que des angles. On croise au hasard des câbles électriques et des tuyaux d'eau en grappes. Bien vite, je fais demi-tour, avec la sensation de perturber l'intimité du voisinage et, avouons-le, par crainte de ne jamais retrouver la sortie.

Si ce confinement, cette saleté, cette absence absolue d'intimité vous oppressent, imaginez-vous la même vie durant la mousson. De juin à septembre il pleut sans cesse, à grosses gouttes chaudes qui crépitent lourdement sur les tôles des toits, s'infiltrent par toutes les fentes, ruissellent dans tous les passages malgré les frêles rebords de ciment que l'expérience a fait déposer ici et là, et finalement inondent le slum entier quand les éléments en ont le caprice...

A Bombay, le slum pousse partout où on ne lui interdit pas. C'est un urbanisme spontané, mais qui a une certaine persistance. C'est d'un niveau bien au-dessus des "hutments", campements de branches et de bâches qui s'égrènent dans les terrains vagues de périphérie ou le long des voies ferrées.

Mais tous n'ont pas cette chance. 

Les vrais pauvres dorment sur un carré de trottoir, même à Delhi en janvier, au mieux étendus sur une couverture. 


Chiens

Si une espèce peut vous faire croire à la réincarnation, ce sont les chiens de l'Inde. Crasseux, pelés, décharnés, malades, couverts de puces et de tumeurs. Les femelles aux tétons perpétuellement gonflés vous renvoient en face le cycle maudit de la reproduction. Dans une ruelle d'Agra, un commerçant jette à la meute indifférente un rat crevé.  Leurs hurlements le soir, quand les clans grognent sur les plus faibles, vous font craindre leur univers de violence. 

Pour changer des chiens, voici une vache, un vieux mâle épuisé, au poil blond, avec une superbe bosse velue mais une corne cassée, qui pendouille. 


Privilège

Ce 4x4 noir sans plaque mais avec un fanion du BJP (le parti au pouvoir) fait s'écarter tout le monde avec sa sirène dans les avenues de Jhansi. Jhansi, non-ville d'un nombre indéterminé d'habitants à la corne de l'Uttar Pradesh. Devant la gare, quelqu'un a eu l'idée d'installer des lettres lumineuses proclamant: I❤JHANSI, mais s'il y a un endroit sur terre que dans aucun délire je ne me sens capable d'aimer, c'est Jhansi. (Certes, je n'ai sillonné que le quartier de la gare).


Collectionneur

Sriram est un collectionneur. La soixantaine un peu massive, moustache teinte, il s'assied à côté de moi sur le banc près du grand temple et s'emploie à pallier ma solitude. Lui la craint apparemment depuis la mort de sa femme car il lui faut trois girlfriends. Il m'en montre les photos (il y en a plus de trois). Il vit à Chennai, est guérisseur et pratique 14 disciplines: l'acupuncture, le massage, la thérapie par la lumière, par l'énergie, par les couleurs. Il n'est plus sûr des autres (mais il y en a 14). Il s'intéresse aux religions. Il est hindouiste, d'où sa présence au temple, mais il se retrouve dans la devise du Bouddha : "Be good, do good" (Jésus n'aurait pas dit mieux). Il imite très bien les appels de plusieurs oiseaux, mâles et femelles. Et comme je lui fait remarquer que trois amies doit représenter bien du travail, il fait un geste qui dit: "Que veux-tu?". Mais quelle est la plus grande qualité chez une petite amie? Pas un instant de doute: "la fidélité". Je le salue quand il s'apprête à partir et il corrige ma prononciation: le a de Sriram doit vibrer à l'intérieur du crâne et il répète avec des variations "Ram, Ram", comme une incantation. 


Toujours plus

Jadis, on ajoutait des bras aux dieux, quatre ou six, seize s'il fallait, et des têtes aux démons.

Aujourd'hui, sur les camions, en plus de peindre sur toutes les faces des frises, des mantras, des animaux mythiques et des conseils de prudence ("Use dipper at night", "Please honk", "Don't honk", "Pledge not to honk"), on ajoute des longs pompons derrière, qui fouettent l'air comme la queue d'un éléphant. Sur les voitures on ajoute des barres chromées au pare-chocs arrière. Pour l'intérieur du véhicule, comme c'est la fête nationale, achetez à un enfant au carrefour un drapeau en plastique pour votre tableau de bord (s'il ne colle pas trop ce n'est pas grave). Ou plantez dans un interstices de la carrosserie un de ces drapeaux orange fluorescent en l'honneur de Ram (et du premier ministre), qu'on a apparemment distribué par millions.

A Agra, on met par ailleurs des manteaux aux chèvres (pas toutes).


Conclusions définitives 


1. L'Inde est une bombe climatique. Partout on construit des métros, des rocades, des autoroutes (sans doute pour cause d'année électorale, ou en prévision de la réunion du G20 de l'année dernière). La ville continue à aspirer la population de la campagne, au point où l'agriculture commence à manquer de bras... oui, en Inde ! Pour accéder à l'économie marchande, au plastique, à la moto, et pourquoi pas la voiture. 

2. Les touristes en Inde racontent toujours n'importe quoi. Exemple à l'élégant puits à degrés d'Agrasen Ki Baoli, à Delhi. Un petit groupe français dispute avec leur guide, qui ne peut pas en placer une, si le bassin était alimenté par les eaux de pluie ou par les eaux souterraines, et insiste pour lui apprendre le mot citerne. 

3. Les blancs avons l'air malade.