lunes, 16 de diciembre de 2024

Gestes de l'Inde

Bien sûr on incline brièvement la tête sur le côté pour dire oui, on dodeline un peu plus longuement pour dire non. Mais observez un peu et vous remarquez d'autres gestes. 

Au temple du Taureau à Bangalore, j'ai l'impression que chaque fidèle a un rituel personnel. Tel agite la main pour attirer vers son visage la fumée du cierge. Un autre fait tourner dans sa paume puis hume la tisane sacrée que le prêtre a versée. On frotte telle ou telle partie de la statue. Et cette femme fait interminablement des tours sur elle-même. Enfin, dans la cohue pour faire bénir les objets qu'on a apportés (fruits, fleurs, faire-part de mariage), les gestes subtils pour attirer l'attention d'un des prêtres, sans piétiner tout de même les gens autour de soi- nous sommes au temple. Je me demande si on reprend les faire-part ou s'ils restent ici, pour que les divinités se sachent invitées. 

Les offrandes à consacrer, vous les avez achetées au tentaculaire marché aux fleurs souterrain, un hectare surpeuplé de logettes lugubres, mais riches de fleurs multicolores, et sentant bon les feuilles du géranium parfumé. Dans les passages d'entrée, sombres cavernes, les femmes enfilent prestement les dahlias en guirlande. Pour la vente, les fleurs sont pesées à toute vitesse. Les guirlandes, elles, se vendent au mètre. Elles sont lovées en spirale et le marchand déroule des longueurs. Quand la cliente l'arrête, il continue encore un peu. Comme à Toulouse on couperait la saucisse, il tranche la guirlande. Puis il la déroule à nouveau en sens inverse pour recompter. Cette fois, le geste du bras et du coude est métré, et les spectateurs scandent avec lui le compte des tours.

Autour du marché aux fleurs s'agglutinent les marchands de fruits et de légumes. Ce vendeur soutient d'urgence sa montagne de bouquets de coriandre, qui commence à se lézarder.

Toutes ces marchandises, ces légumes, ces cartons pliés, ces jouets, il faut les porter, sur l'épaule, sur la tête, en paniers, en brassées, en ballots lourds, lourds (même ceux de fleurs).

Impatient que son père paie le colporteur de glaces, ce petit garçon se hausse et sait déjà faire jouer le loquet qui ferme le compartiment isotherme. 

Plus loin encore, dans les rues encombrées d'une foule inimaginable, qui coule comme de l'eau autour de quelques motos ou triporteurs obstinés, on vend des gamelles pantagruéliques, des textiles, des babioles. Les marchands de ceintures font claquer le cuir pour attirer votre attention. 

Le mendiant que je croise sur le trottoir m'arrache un sursaut en faisant claquer la lourde tresse chargée de peinture écarlate qu'il fait danser comme la queue d'un diable. 

A table, à la cantine de l'usine Volvo, cet ouvrier pressé malaxe en expert le riz et la sauce pour former des grosses boulettes qu'il enfourne sans que les doigts touchent sa bouche. Puis il se secoue sèchement la main pour faire tomber l'essentiel des grains qui sont restés collés, et recommencer.

Ici on fait à la main. Sur une table au fond du restaurant Palle Vindhu, rouler le pan dans des feuilles vertes et luisantes. Aux postes de garde des usines, tracer à la main la réglure du registre des entrées. Sur les murs, peindre à la main les réclames, même pour affirmer, en lettres jolies mais un peu de guingois: "Engineered for performance".

Même ne rien faire est un geste. Au temple, on choisit des costauds impassibles, drapés torse à-demi nu dans une toge blanche, pour tenir les plateaux où vous n'oserez pas ne pas déposer votre offrande.

domingo, 26 de mayo de 2024

Je n'ai pas besoin de savoir le nom de la vache


Il me semble que l'épidémie a commencé avec le cinéma. En plus du nom des vedettes et du metteur en scène, on tint à nous faire savoir qui avait créé la musique,  les décors et les costumes. Je veux encore bien admettre l'hommage rendu à ces créateurs. Mais l'inflation galope et les génériques de film nous détaillent à présent jusqu'au nom du dernier stagiaire, ou du cuisinier personnel de l'acteur vedette. Quand le film contient des effets spéciaux numériques, les effectifs mobilisés sont si colossaux qu'il faut remplir des minutes entières d'écran pour les citer tous, en lettres microscopiques. Comme avec toute inflation, la valeur de la monnaie fond en conséquence : ayant promis à chacun son quart d'heure de gloire, on ne lui en accorde qu'une milliseconde. Allez au théâtre et, de même, à la fin du spectacle, les acteurs seraient mortifiés s'ils oubliaient de rendre tribut, par une arabesque de la main vers les cintres ou le lointain, au labeur des sans-grade qui ont manipulé les projecteurs ou la sonorisation.

On excusera bien sur le narcissisme des professions de la scène. Les moments extraordinaires qu'ils nous procurent justifient qu'ils nous regardent hardiment en nous disant: "oui, c'est nous,  c'est bien nous, qui avons fait cela!"

Mais l'économie de la gloriole, exacerbée par internet, se répand vers les professions les plus inattendues. Je ne fais pas allusion à l'étrange métier d'influenceur, homme-sandwich du numérique, qui croit porter une voix personnelle quand il est en fait l'outil remplaçable des agences de publicité multinationales.

Je veux parler de la floraison, dans le commerce, des portraits de producteur de légumes, de viande ou de fromage. On nous dit le nom du paysan et de son village, on nous fait voir son portrait, en tenue rustique mais propre, c'est-à-dire en chemise à carreaux impeccable, à défaut en pullover de laine à côtes de couleur naturelle. Pour peu on nous mentionnerait le nom de la vache ou de la chèvre elle-même.

Pourquoi cet affichage me repousse-t-il au lieu de m'attirer ? Je me sens coupable. Je sais bien que je devrais communier à l'intimité authentique et écologique que m'offre la réclame, mais, walou, je n'arrive pas à m'intéresser. Je sais choisir une belle betterave au marché, et le prénom de son cultivateur m'est parfaitement indifférent. Mais, au-delà, je crois que je suis rebuté par l'artificialité de la mise en scène. J'abhorre les publicités qui exploitent le code de l'authenticité en mettant en scène des personnes ordinaires (la mère de famille nombreuse pour la lessive, la grand-mère fragile mais souriante pour le dentifrice), alors que, comme dans toute publicité, il s'agit d'acteurs et, même quand les personnes sont réelles, que le moindre détail a été soigneusement fabriqué.

Dans le cas du portrait de l'éleveur ou du cultivateur, je crois que le mal est encore aggravé par l'incapacité des médias à représenter correctement les choses de la terre. Je sais à quoi ressemble une ferme (et comment ses occupants s'habillent) et je ne supporte plus les scènes de film qui accumulent les clichés des chandails en laine brune, des vastes bols de café au lait, de la note de couleur apportée par un carré de potirons, ou des paysans qui ratissent en arrière-plan d'un air absent. Ma double culture de la ville et de la campagne me joue des tours : la photo du cultivateur fier de sa récolte, qui devrait unifier les deux rives, sonne finalement pour moi doublement faux.

domingo, 4 de febrero de 2024

En Inde encore - Vignettes et conclusions définitives

Le baobab sur la colline 

On se déchausse en arrivant à la plate-forme de ciment qui l'entoure. C’est un arbre sacré, donc sensible. Si on agite en rythme le moignon d'une branche basse, poli par le toucher, alors c'est tout l'arbre qui vibre, jusqu'aux petits rameaux de l'autre côté.

Friandises en boîtes carrées 

Spécialité aux étals d'Orchha: une friandise qui ressemble à une sorte de halwa, mais qui pourrait être aussi faite de semoule. On la moule en forme de seau, et à la surface on incruste des amandes et des noix de cajou en motifs. On roule aussi la substance en petits fours. Je n'ai pas osé goûter: tout cela est malaxé à la main, et la substance me semble trop facile à réemployer d'un jour sur l'autre. 

On en vend aussi des petites boîtes carrées à couvercle rouge. Depuis la vitre du taxi, j'avais repéré sur la grand route des motos qui en étaient chargées. Il faut les apporter au temple de Ram, immense et blanchi, bâti comme un palais moghol. Quand vient votre tour, le prêtre au front orné d'un auguste signe blanc ouvre la boîte, en tripote rapidement le contenu, et vous la rend. Un autre prêtre asperge les enfants qui en font la demande. 


Rivière - à Orchha

Inédit en Inde: une rivière. Il y coule une belle eau claire, qui s'élance rapide entre les roches. Pas le potage vert ni les océans de plastique que j'avais vus jusque là. Une foule joyeuse se baigne en sous-vêtements, se savonne et barbote. Depuis le pont de la route, je vois ce jeune homme qui marche à quatre pattes sur les rochers comme une araignée, plié en deux, jambes et bras raides. C'est un estropié, ses jambes n'ont pas la force de porter son poids. On ne dirait pas un mendiant, simplement qu'il accompagne ses amis. 

Au milieu du gué, un couple égrène dans le flot des miettes infimes d'une pâte blanche, à rythme régulier, chaque seconde à peu près.


La flèche dans le mur

Un panneau indique la direction pour se rendre au grand baobab. On ne plus y aller: le propriétaire du champ, sans doute lassé du va-et-vient des motos, a muré le périmètre. Mais il n'a pas osé démonter ce panneau officiel, alors le mur encastre le panneau.


Savons à transfert

Au petit marché permanent à l'entrée du slum, un camelot accroupi présente son article. Il vend des petits carrés rouges, de trois centimètres, d'un savon magique. On en enduit une feuille de papier ou même un torchon, puis on dépose une photo de vedette découpée dans le journal. Ensuite il faut frotter soigneusement la surface, par exemple en roulant un mince flacon de verre.  Détachez le morceau de journal: l'image est transférée. Pas un applaudissement, pas un murmure, pas une vente. Je suis désolé pour lui, j'espère qu'il n'est pas lui-même la victime d'une escroquerie, qu'on ne lui a pas vendu ce stock comme l'occasion de commencer sa fortune. 


Style Poudlard

Les édifices publics de Bombay de l'époque coloniale sont bâtis dans un style qu'on ne peut appeler que "Harry Potter", c'est-à-dire un néo-gothique anglais en format colossal. L'université de Bombay (mais aussi le décrépit Wilson College), peuvent servir de décor à un tournage sans besoin de travaux ni d'effets spéciaux. Sur le front de mer, on trouve aussi des immeubles d'habitation art déco, tendance cubique.


On construit

Bien sûr le nouveau métro est percé à l'aide de grosses machines, mais la petite construction perpétue ses outils modestes.  Échafaudages en quadrillage de bambous ou de branches. Marteau pour casser des briques en petits morceaux. Bassine que les femmes portent sur la tête pour déplacer un tas de sable ou de ciment. Ou ce crible à sable qu'un couple tient horizontal et fait basculer d'avant en arrière en rythme.  

Au Jantar Mantar, on repeint les rambardes en brun avec un chiffon (donc avec les doigts).


Habitats

Le slum est simplement indescriptible. 

D'abord on y voit une sorte de petit marché, où l'on peut acheter tout le nécessaire dans des échoppes qui font la taille de leur porte, ou auprès de charrettes, voire à même la bassine. Comme bien des villes, le slum est entouré de sa zone commerciale. Puis la ruelle se resserre. Vous arrivez au réduit où d'un commun accord les motos se sont rangées pour la nuit, car il n'y a pas l'espace pour se faufiler plus avant (les vélos eux le tentent, contre toutes les lois de la géométrie). Au-delà, la lumière ne pénètre plus. Les premiers étages sont bâtis en léger porte-à-faux, annulant tout espace d'un côté à l'autre du passage. Les maisons sont construites en parpaings et en tôle, trois mètres sur trois, avec un étage, parfois deux. Il n'y a bien sûr pas de place pour des escaliers, on accède par des échelles en fer impossiblement raides. Les enfants montent et descendent, surgissent de cavernes inattendues. Il n'y a pas de plan, les maisons ont poussé indépendamment de leurs voisines, cette petite cité n'a que des angles. On croise au hasard des câbles électriques et des tuyaux d'eau en grappes. Bien vite, je fais demi-tour, avec la sensation de perturber l'intimité du voisinage et, avouons-le, par crainte de ne jamais retrouver la sortie.

Si ce confinement, cette saleté, cette absence absolue d'intimité vous oppressent, imaginez-vous la même vie durant la mousson. De juin à septembre il pleut sans cesse, à grosses gouttes chaudes qui crépitent lourdement sur les tôles des toits, s'infiltrent par toutes les fentes, ruissellent dans tous les passages malgré les frêles rebords de ciment que l'expérience a fait déposer ici et là, et finalement inondent le slum entier quand les éléments en ont le caprice...

A Bombay, le slum pousse partout où on ne lui interdit pas. C'est un urbanisme spontané, mais qui a une certaine persistance. C'est d'un niveau bien au-dessus des "hutments", campements de branches et de bâches qui s'égrènent dans les terrains vagues de périphérie ou le long des voies ferrées.

Mais tous n'ont pas cette chance. 

Les vrais pauvres dorment sur un carré de trottoir, même à Delhi en janvier, au mieux étendus sur une couverture. 


Chiens

Si une espèce peut vous faire croire à la réincarnation, ce sont les chiens de l'Inde. Crasseux, pelés, décharnés, malades, couverts de puces et de tumeurs. Les femelles aux tétons perpétuellement gonflés vous renvoient en face le cycle maudit de la reproduction. Dans une ruelle d'Agra, un commerçant jette à la meute indifférente un rat crevé.  Leurs hurlements le soir, quand les clans grognent sur les plus faibles, vous font craindre leur univers de violence. 

Pour changer des chiens, voici une vache, un vieux mâle épuisé, au poil blond, avec une superbe bosse velue mais une corne cassée, qui pendouille. 


Privilège

Ce 4x4 noir sans plaque mais avec un fanion du BJP (le parti au pouvoir) fait s'écarter tout le monde avec sa sirène dans les avenues de Jhansi. Jhansi, non-ville d'un nombre indéterminé d'habitants à la corne de l'Uttar Pradesh. Devant la gare, quelqu'un a eu l'idée d'installer des lettres lumineuses proclamant: I❤JHANSI, mais s'il y a un endroit sur terre que dans aucun délire je ne me sens capable d'aimer, c'est Jhansi. (Certes, je n'ai sillonné que le quartier de la gare).


Collectionneur

Sriram est un collectionneur. La soixantaine un peu massive, moustache teinte, il s'assied à côté de moi sur le banc près du grand temple et s'emploie à pallier ma solitude. Lui la craint apparemment depuis la mort de sa femme car il lui faut trois girlfriends. Il m'en montre les photos (il y en a plus de trois). Il vit à Chennai, est guérisseur et pratique 14 disciplines: l'acupuncture, le massage, la thérapie par la lumière, par l'énergie, par les couleurs. Il n'est plus sûr des autres (mais il y en a 14). Il s'intéresse aux religions. Il est hindouiste, d'où sa présence au temple, mais il se retrouve dans la devise du Bouddha : "Be good, do good" (Jésus n'aurait pas dit mieux). Il imite très bien les appels de plusieurs oiseaux, mâles et femelles. Et comme je lui fait remarquer que trois amies doit représenter bien du travail, il fait un geste qui dit: "Que veux-tu?". Mais quelle est la plus grande qualité chez une petite amie? Pas un instant de doute: "la fidélité". Je le salue quand il s'apprête à partir et il corrige ma prononciation: le a de Sriram doit vibrer à l'intérieur du crâne et il répète avec des variations "Ram, Ram", comme une incantation. 


Toujours plus

Jadis, on ajoutait des bras aux dieux, quatre ou six, seize s'il fallait, et des têtes aux démons.

Aujourd'hui, sur les camions, en plus de peindre sur toutes les faces des frises, des mantras, des animaux mythiques et des conseils de prudence ("Use dipper at night", "Please honk", "Don't honk", "Pledge not to honk"), on ajoute des longs pompons derrière, qui fouettent l'air comme la queue d'un éléphant. Sur les voitures on ajoute des barres chromées au pare-chocs arrière. Pour l'intérieur du véhicule, comme c'est la fête nationale, achetez à un enfant au carrefour un drapeau en plastique pour votre tableau de bord (s'il ne colle pas trop ce n'est pas grave). Ou plantez dans un interstices de la carrosserie un de ces drapeaux orange fluorescent en l'honneur de Ram (et du premier ministre), qu'on a apparemment distribué par millions.

A Agra, on met par ailleurs des manteaux aux chèvres (pas toutes).


Conclusions définitives 


1. L'Inde est une bombe climatique. Partout on construit des métros, des rocades, des autoroutes (sans doute pour cause d'année électorale, ou en prévision de la réunion du G20 de l'année dernière). La ville continue à aspirer la population de la campagne, au point où l'agriculture commence à manquer de bras... oui, en Inde ! Pour accéder à l'économie marchande, au plastique, à la moto, et pourquoi pas la voiture. 

2. Les touristes en Inde racontent toujours n'importe quoi. Exemple à l'élégant puits à degrés d'Agrasen Ki Baoli, à Delhi. Un petit groupe français dispute avec leur guide, qui ne peut pas en placer une, si le bassin était alimenté par les eaux de pluie ou par les eaux souterraines, et insiste pour lui apprendre le mot citerne. 

3. Les blancs avons l'air malade. 

lunes, 30 de mayo de 2022

Il n'y aura pas de fraise pour vous

 Vision désabusée sur les jardins partagés, les kiosques à livres, etc.


Peut-être y a-t-il chez vous, comme dans le parc près de chez moi, un jardin partagé. Au printemps dernier, des bénévoles y ont planté quelques pieds de tomates, des fèves, des choux et des fraises. En passant près du jardin, c'est avec enthousiasme que j'ai regardé jour après jour les fraisiers fleurir, puis les fraises apparaître et passer du jaune au blanc puis au rose. Puis, bien sûr, plus rien. Jamais une fraise rouge à me mettre sous la dent. J'ai espéré me rattraper avec les abricots du verger collaboratif qui est près de mon travail. Mais, même résultat, dès que les fruits sont passés du vert clair au jaune pâle, ils ont disparu.

J'aurais aimé goûter au moins un fruit (j'aime tant les fruits), communier au partage, puisque ce sont des jardins partagés. J'ai cru jouer de malchance, mais, renseignements pris dans mon entourage, c'est général : il n'y a de fraise pour personne.

A la réflexion c'est compréhensible. La raison ne tient pas exactement au phénomène de "tragédie du commun", qui fait que les biens partagés sont souvent l'objet de désintérêt ou d'abus. Il s'agit plutôt d'égoïsme par récurrence.

En mathématiques, la récurrence est une forme de raisonnement qui consiste à tenter de prouver que si une propriété est vraie jusqu'à un certain point, alors elle est également vraie jusqu'au point suivant. Si on arrive à prouver cela, alors la propriété est toujours vraie.

Dans le cas des fraises, imaginez qu'un dimanche les fraises soient presque mûres, que demain elles seront parfaites. Il vous faut alors vous empresser de les récolter toutes, sinon demain il n'y en aura plus. Mais s'il en est ainsi, c'est le samedi qu'il faut les cueillir, car sinon quelqu'un tiendra le même raisonnement que vous le dimanche et vous prendra de vitesse. Mais s'il en est ainsi, c'est le vendredi qu'il faut les cueillir, et ainsi de suite. Finalement, la seule façon de profiter d'une fraise est de la cueillir bien trop tôt, avant que quiconque s'imagine qu'elles seront bientôt mangeables.

L'idée généreuse d'origine s'échoue contre les rochers de la logique.

Je suis de même très sceptique envers les kiosques à livres qui fleurissent en France depuis quelques années. On peut venir y déposer un livre, ou parcourir les étagères pour choisir gratuitement un livre déposé par autrui.

Je n'ai rien contre la lecture, je suis même un lecteur vorace. Mon doute provient, pour tout ce que j'ai pu observer, de la piètre qualité des ouvrages qu'on y abandonne. Certes les goûts diffèrent, et un objet sans intérêt pour l'un sera pour l'autre un trésor recherché. Mais le relativisme a ses limites, il y a quand même une notion de qualité en littérature. Or il y a tellement de bonnes choses à lire, tant de chefs d'œuvre que les limites d'une vie ne nous permettront que de les effleurer, qu'il est criminel de perdre son temps avec des médiocrités, et pire encore de les propager dans les kiosques à livres. Un mauvais livre doit été activement retiré de la circulation, pas refilé à un innocent.

Ressaisissons-nous. Comme disait Luther, rien de ce qui est humain n'est entièrement bon ni entièrement mauvais. Le pessimisme ne doit pas nous entraîner. Faisons en sorte que les idées de partage des fruits et des livres nous inspirent et nous rendent plus sensibles au don. La prochaine fois, nous nous réjouirons pour le passant qui a eu la fraise avant nous. Nous compterons aussi sur le fait que ces initiatives rendront l'humanité meilleure, que l'on aura peu à peu la sagesse de ne cueillir qu'une fraise, pas tout le buisson, pour la joie que le suivant en profite aussi. Et la sagesse de déposer au kiosque notre livre préféré, le meilleur, celui qui nous a transformé, pour disséminer ses fruits délicieux.

viernes, 25 de marzo de 2022

Complexité de la politesse

Au départ c'était simple. "Défense d'afficher", proclamait la loi du 29 juillet 1881.

Puis on fit des phrases complètes. "Il est défendu de parler au conducteur".

Plus tard, il fallut être poli : "Prière de laisser ces lieux dans l'état où vous voulussiez les trouver".


Aujourd'hui les consignes se donnent à la première personne du pluriel, et s'enrobent de positivité très boy-scout. "Ensemble, privilégions la convivialité !"

C'est fort joli à lire ou à entendre. Je ne suis pas très sûr de ce que je suis censé faire, toutefois.

viernes, 31 de diciembre de 2021

Théorème du volley-ball et théorème de la marchande de pêches

Il me semble que dans la vie professionnelle, un secret du bonheur est de bien choisir les sujets dont on s'occupe et ceux dont on ne s'occupe pas. Les premiers, je m'y consacrerai avec un sens entier de la mission. Et les sujets dont je ne m'occupe pas, je ne les laisse pas me préoccuper. Je fais confiance aux responsables pour qu'ils les traitent et je les laisse tranquilles, avec le fond de conviction qu'à leur place je prendrais probablement les mêmes décisions qu'eux et qu'en général je ne ferais pas mieux.

En classe de quatrième, lors du premier cours de sport du cycle, le professeur énonça le théorème du volley-ball : "il est permis de se jeter sur la balle en criant : J'ai !" Corollaire : il n'est pas permis de sauter dans la direction opposée en criant : "Débrouillez-vous !"
C'est devenu pour moi un principe de vie. J'ai une allergie contre les interférences, notamment contre les spectateurs qui donnent leur avis sur tout sans rien faire eux-mêmes. Ou les personnes qui se rebellent au dernier moment contre l'organisation (d'un projet par exemple, mais cela vaut aussi pour l'organisation d'un week-end ou d'une fête) alors qu'ils n'ont rien proposé quand c'était possible.
Ou, dans le domaine professionnel, les personnes qui parcourent les couloirs d'un air grave et vous expriment leur "préoccupation" sur tel ou tel sujet qui est du ressort de quelqu'un d'autre. Je suppose que dans ce cas ils souffrent simplement d'une surcharge d'angoisse et qu'ils ne peuvent la soigner qu'en la transférant à quelqu'un d'autre. Cette déperdition d'énergie ne sert qu'à augmenter la nervosité ambiante.


J'ai aussi une aversion pour les personnes qui soudain viennent impérieusement mettre leur grain de sel dans mon projet puis, une fois cette faveur dispensée, disparaissent de la scène. C'est une attitude d'autant plus irritante que leur contribution est en général non pertinente, ou contribue à envenimer les postures et défaire l'élan que vous essayiez de construire.
Il s'agit là d'une atteinte à un autre théorème, le théorème de la marchande de pêches : "Quand vous avez touché quelque chose, c'est à vous".
En d'autres termes, si vous voulez prendre une responsabilité, prenez-la, mais vous n'avez pas le droit de l'abandonner en route.

Comme dans la pièce de Musset, "Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée". Les interstices alimentent des comportements inefficaces et perturbants.

jueves, 22 de abril de 2021

Cuisine : la technique de la souris verte

Qui a dit que l'eau et l'huile ne sont pas miscibles?

Si vous allez à Shanghai, goûtez de ma part les shengjian 生煎. Ce sont des petits beignets farcis de viande et de soupe. On les trouve aux étals de rue ou dans ces infimes restaurants qui sont un des grands charmes de la nourriture chinoise. Attention la première fois, comme ils sont bouillants et remplis de soupe, et aussi un peu gluants, les manger proprement avec les baguettes est... un jeu d'adresse...
Ce qui est unique dans les shengjian (littéralement: cru et sauté) est qu'ils sont à la fois moelleux et croustillants, grâce à leur mode de cuisson. Ils cuisent par fournées, serrés les uns contre les autres dans un grand plat. Le plat contient à la fois de l'huile et de l'eau.

"Trempez la dans l'huile, trempez la dans l'eau"

Grâce à l'eau, les shengjian cuisent à la vapeur. Quand toute l'eau est évaporée, l'huile chaude les fait frire et c'est ce qui rend la base croustillante.
La technique de mélanger l'eau et l'huile, qui donne ce merveilleux résultat, s'applique à d'autres aliments. La cuisson peut se faire à la poêle, couverte puis découverte. En fonction de ce que l'on cuit, il faut imaginer la juste quantité d'eau pour que la cuisson à la vapeur soit suffisante, et le juste temps de cuisson pour faire revenir juste ce qu'il faut ensuite.
Cette méthode donne de très bons résultats pour:
- les ravioli italiens, qui sont ainsi bien gonflés et un peu croustillants selon goût,
- les haricots verts, en laissant revenir juste un peu, éventuellement avec un peu de sauce de soja à la fin,
- les asperges,
- du céleri taillé en frites, etc.