domingo, 26 de mayo de 2024

Je n'ai pas besoin de savoir le nom de la vache


Il me semble que l'épidémie a commencé avec le cinéma. En plus du nom des vedettes et du metteur en scène, on tint à nous faire savoir qui avait créé la musique,  les décors et les costumes. Je veux encore bien admettre l'hommage rendu à ces créateurs. Mais l'inflation galope et les génériques de film nous détaillent à présent jusqu'au nom du dernier stagiaire, ou du cuisinier personnel de l'acteur vedette. Quand le film contient des effets spéciaux numériques, les effectifs mobilisés sont si colossaux qu'il faut remplir des minutes entières d'écran pour les citer tous, en lettres microscopiques. Comme avec toute inflation, la valeur de la monnaie fond en conséquence : ayant promis à chacun son quart d'heure de gloire, on ne lui en accorde qu'une milliseconde. Allez au théâtre et, de même, à la fin du spectacle, les acteurs seraient mortifiés s'ils oubliaient de rendre tribut, par une arabesque de la main vers les cintres ou le lointain, au labeur des sans-grade interchangeables qui ont manipulé les projecteurs ou la sonorisation.

On excusera bien sur le narcissisme des professions de la scène. Les moments extraordinaires qu'ils nous procurent justifient qu'ils nous regardent hardiment en nous disant: "oui, c'est nous,  c'est bien nous, qui avons fait cela!"

Mais l'économie de la gloriole, exacerbée par internet, se répand vers les professions les plus inattendues. Je ne fais pas allusion à l'étrange métier d'influenceur, homme-sandwich du numérique, qui croit porter une voix personnelle quand il est en fait l'outil remplaçable des agences de publicité multinationales.

Je veux parler de la floraison, dans le commerce, des portraits de producteur de légumes, de viande ou de fromage. On nous dit le nom du paysan et de son village, on nous fait voir son portrait, en tenue rustique mais propre, c'est-à-dire en chemise à carreaux impeccable, à défaut en pullover de laine à côtes de couleur naturelle. Pour peu on nous mentionnerait le nom de la vache ou de la chèvre elle-même.

Pourquoi cet affichage me repousse-t-il au lieu de m'attirer ? Je me sens coupable. Je sais bien que je devrais communier à l'intimité authentique et écologique que m'offre la réclame, mais, walou, je n'arrive pas à m'intéresser. Je sais choisir une belle betterave au marché, et le prénom de son cultivateur m'est parfaitement indifférent. Mais, au-delà, je crois que je suis rebuté par l'artificialité de la mise en scène. J'abhorre les publicités qui exploitent le code de l'authenticité en mettant en scène des personnes ordinaires (la mère de famille nombreuse pour la lessive, la grand-mère fragile mais souriante pour le dentifrice), alors que, comme dans toute publicité, il s'agit d'acteurs et, même quand les personnes sont réelles, que le moindre détail a été soigneusement fabriqué.

Dans le cas du portrait de l'éleveur ou du cultivateur, je crois que le mal est encore aggravé par l'incapacité des médias à représenter correctement les choses de la terre. Je sais à quoi ressemble une ferme (et comment ses occupants s'habillent) et je ne supporte plus les scènes de film qui accumulent les clichés des chandails en laine brune, des vastes bols de café au lait, de la note de couleur apportée par un carré de potirons, ou des paysans qui ratissent en arrière-plan d'un air absent. Ma double culture de la ville et de la campagne me joue des tours : la photo du cultivateur fier de sa récolte, qui devrait unifier les deux rives, sonne finalement pour moi doublement faux.

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